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À TONGUIA, LES FEMMES NE RIZ PLUS

Éreintée, le corps transpirant sous une toge bleue large maculée de boue, Fatoumata Camara marche pieds nus au milieu de son champ rizicole. Mère d’une fratrie nombreuse, elle trône sur 35 herbes. Voix suave, débit lent, elle narre le calvaire de ses journées sans fin dans le périmètre rizicole de Tonguia. « Le riz est notre principale culture vivrière. Depuis mon enfance, je fréquente les rizières du village. Mais depuis quelques années, la terre ne nourrit point. On ne récolte plus rien presque. Cette situation alarmante est causée par le manque d’eau, nos rizières sont toutes asséchées. En outre, on est confrontées à un manque criant d’intrants et de matériels agricoles. Des manquements qui se répercutent sur la production, avec des rendements très faibles ». Une triste réalité agricole qui risque de plonger Tonguia dans la faim. Les rizicultrices dans un désarroi sans fin…

Village fondé vers 1897 par un groupe de guerriers provenant de la Guinée Conakry plus précisément de la région de Boké dans le Badiar et niché à plus de 80 kilomètres de Vélingara (région de Kolda), Tonguia vit grâce à la bravoure et à l’abnégation de ses femmes. Sous le soleil ardent et les rafales de pluie, elles cultivent la terre, pieds nus, le pagne noué autour de la taille. Dans les champs rizicoles plantés à l’extrême gauche du bourg, ces braves dames ne connaissent pas de répit. Elles travaillent sans crier gare. Elles veulent nourrir et être autonomes, sans tendre la main. Et pourtant, elles souffrent profondément mais ne soufflent jamais sur les braises. Elles restent zen et ne se lamentent guère. Ces femmes font face à une kyrielle de difficultés : accès à l’eau, manque d’intrants, de semences et de matériels rizicoles… Des manquements qui impactent négativement la production du riz, principale culture vivrière du village.

De Vélingara à Bonconto, la route est praticable sur une trentaine de kilomètres. Mais le périple commence à partir de Bonconto, Linkéring. À bord d’une moto, on arpente les tortueuses et serpentées pistes sablonneuses aux interminables trous. De gauche à droite, l’horizon est verdoyant, le tapis herbacé et clairsemé d’arbres de type sahélien. À perte de vue, Tonguia n’offre rien de particulier, à part une végétation sauvage au relief extrêmement varié. Ici, des cases en paille et bâtisses modernes s’accrochent solidement au sol.

« On ne récolte plus rien… »

« Je ne vais plus fréquemment dans les champs. Parce qu’on ne récolte plus rien. Les terres ne sont pas aménagées et on pratique de l’agriculture traditionnelle », déplore, d’emblée, Sara Camara. La quarantaine consommée, cette dame de teint noir se démène à tout rompre pour labourer son périmètre rizicole. Mais Sara est rompue de fatigue, elle s’étire régulièrement. Par moments, elle demeure lèvres closes, sans piper mot. « Si l’Etat vient à notre secours, on peut relever le défi. On a la terre, il suffit juste de construire un barrage et de nous doter de matériels agricoles adéquats pour trouver notre compte. À l’époque, on arrivait à récolter des centaines de sacs de riz paddy, mais depuis quelques années, on peine à remplir des dizaines de sacs, alors que le village (sur)vit grâce au riz », raconte Sara. « On demande aussi à être formées. Comme ça, on pourra mieux s’y prendre », invite-t-elle. Puis, le front plissé, les bras levés au ciel, elle s’écrie de tout cœur : « Que cette saison soit bonne ! ». Le reste de la bande acquiesce, en chœur.

De loin, on eut dit, en regardant l’horizon, qu’une main ingénieuse avait dessiné des arbres et des tertres sur un immense tapis verdoyant. À travers les lianes et les arbustes, une atmosphère chaude, passionnée et parfois hallucinante. Le chant des oiseaux et le ballet des insectes offrent une musique variable… Le périmètre rizicole de Tonguia attire et s’étire sur plusieurs lopins de terre où se couvrent de verdure les champs de riz ; où les épis se pointent vers le ciel et le riz se pare de sa chevelure dorée. Au grand bonheur des dames qui s’extasient devant les montagnes de riz. C’est aussi ici que les braves femmes de Tonguia se donnent corps et âme pour nourrir toute une communauté : les Badiarankés. Minorité ethnique repliée sur elle-même à Linkéring dans le Vélingara des profondeurs, loin des turpitudes de la modernité. Indépendante, cette communauté (un millier d’habitants, selon le recensement 2013 de l’Ansd) est unie par le sang et la chair. Elle forme une société simple, reposant sur d’ancestrales coutumes. Ici, les femmes passent d’un sentiment de puissance à l’écrasement. Elles sont seules et cheffes. Seules et perdues… Mais portées par le destin, elles joignent leurs forces pour (re)donner vie à leur terre natale, Tonguia.

Unité-entre-aide-partage, le modèle économique…

« À l’époque, on pouvait se permettre le luxe de vendre l’excédent de riz récolté. Mais ce n’est plus possible. On se tue dans les champs mais les rendements agricoles ne font plus rêver. C’est pourquoi on s’entraide. On est tous des Badiarankés, donc on partage presque toutes nos récoltes pour que chaque femme puisse nourrir sa progéniture. On surmonte difficilement nos journées, une aide financière ou du matériel agricole peuvent atténuer nos souffrances », dixit Satou Niabaly, mère de famille perchée sur 60 piges. Accrochée dans son champ rizicole, elle remercie le ciel par une prière. « On s’en remet à Dieu. On ne compte que sur l’eau de pluie, mais il ne pleut plus comme avant. On n’a pas de moyens financiers pour acheter des machines ou un forage pour arroser nos champs. À cause du manque de travail, nos enfants ont arpenté la périlleuse aventure à la recherche d’un avenir meilleur. Les rares restés au village sont finalement partis dans les grandes villes du pays pour trouver une place au soleil. Nous, nous nous démenons sur place à sortir de terre de quoi nous mettre sous la dent et être autonomes », ajoute Satou Niabaly, le visage creusé de rides. Par intermittence, la mémé crache sa kola. Elle répète ce geste à maintes reprises, sous l’œil vigilant de ses « petites sœurs » d’infortune.

À Tonguia, la politesse est une devise. Même dans les champs, les jeunes entourent de respect leurs aînés. Comme toujours, la vie est régie par une seule loi : celle de la hiérarchie de l’âge, de l’expérience et de la sagesse. « C’est notre commun vouloir-vivre qui fait notre force. Chaque femme gère, certes, son champ mais au finish, c’est tout le monde qui bénéficie des récoltes. On est un peuple uni », lance Hadiang Sendeng, chef de village de Tonguia. Cette matinée-là, le patriarche, visage rayonnant, est assis à califourchon sous l’ombre d’un manguier dans la cour de sa maison. Il taille bavette avec des jeunes du village. Entre deux souffles, il ajoute : « En plus des aménagements, le Gouvernement doit nous offrir des machines batteuses, moulins et décortiqueuses. Si on appuie nos femmes dans la riziculture, même les villages voisins pourront manger à leur faim, sans tendre la main ».

Dans ce carré de terre, s’arcboutent, pêle-mêle, cases en banco et bâtiments modernes. Ici, les femmes ont érigé le travail en culte. Mais elles peinent à sortir la tête des rizières. « Ici, la riziculture est la principale activité économique. Mais aujourd’hui, la demande en riz est plus forte que l’offre. Les femmes pratiquent la riziculture de manière rudimentaire. Ce qui ne peut pas nourrir tout le village. L’Etat devrait donc aménager les terres et construire un barrage pour permettre aux femmes de travailler en saison des pluies et en contre-saison. Doter les femmes de Tonguia de machines batteuses, d’engrais et de bonnes semences, c’est faire vivre tout un village », soutient Wassa Camara, enseignant de profession et acteur de développement à Tonguia. Toute une communauté. Toute une contrée…

Le pari de l’autosuffisance en riz !

Cette saison, les femmes de Tonguia ont cultivé des dizaines d’hectares de riz paddy. Du Sahel 108 et 217 au Nérica en passant par le riz 177, elles diversifient le produit. « On ne connaît que la terre et c’est elle qui nous fait vivre. Donc, si on nous aide, on peut atteindre l’autosuffisance en riz du village et de toute la zone », promet Sata Sendeng. Elle est une femme au commerce facile. Au milieu de son champ rizicole qui tient sur une dizaine de mètres carrés, elle laboure tranquillement. Comme ses « sœurs », elle peint un tableau noir. « Depuis plus de 30 ans, dit-elle, je cultive du riz. Une femme bien formée est une actrice de développement. Mais on endure beaucoup de souffrances, les manquements sont nombreux. On se débrouille avec les moyens du bord, ça ne règle pas le problème. En réalité, nos champs ne font plus vivre ». Tonguia survit.

Toutefois, les rizicultrices croient fermement que le Sénégal (un des plus grands pays consommateurs de riz en Afrique subsaharienne, avec une consommation annuelle d’environ 800 000 tonnes de riz) peut atteindre l’autosuffisance en riz. À condition que le Gouvernement prenne à bras-le-corps les problèmes qui noient la riziculture, à savoir l’aménagement, la machination, les intrants, la salinité, les irrigations, etc. Le chemin à parcourir est long. La production locale du pays ne couvre que 20% de la demande nationale de riz. Les 80% restants sont couverts par le riz importé, à hauteur d’environ 240 millions de dollars américains (environ 119 milliards de FCfa). Il y a peu, la conjoncture mondiale s’est accélérée à cause de la poussée virale du Covid-19. Cette situation est aujourd’hui ponctuée par la crise ukrainienne. Ce qui pose la nécessité pour les pays africains, en particulier le Sénégal, à atteindre l’autosuffisance en riz. Ni plus. Ni moins. Conscientes des enjeux de l’heure, les femmes de Tonguia invitent l’Etat du Sénégal à mettre les bouchées doubles pour atteindre cet objectif. « C’est petit à petit que l’oiseau fait son nid. On doit d’abord commencer par les villages tels que Tonguia et enfin aller à une échelle nationale de culture du riz. Cette méthode allant du particulier au général devrait être bénéfique pour tout le Sénégal », préconise Fatoumata Camara.

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