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LES SENEGALAIS PAS PRETS POUR «L’APOSTASIE»

L’affaire dite  »Amy Ndiaye Gniby » continue de faire couler beaucoup d’encre et de salive. Toutefois, au-delà de l’émoi suscité par ces violences entre députés à l’Assemblée nationale, il est légitime de se demander aussi si l’espace public est assez  »mature » pour entrevoir la ligne de démarcation entre la dimension religieuse d’un acteur et sa casquette politique.

«Religion et raison publique : opposition ou possible articulation?» Telle est la problématique que le chercheur Jean-Marc Larouche se posait dans un article. Et à l’en croire, les sociétés post-séculières imposent de reconnaître que la modernisation de la conscience publique entraîne et transforme de manière réflexive, dans des phases successives, les mentalités tant religieuses que profanes. Des deux côtés, souligne le chercheur, on peut, à condition de considérer ensemble la sécularisation comme un processus d’apprentissage complémentaire, prendre au sérieux mutuellement, pour des raisons cognitives, les apports de chacun sur des thèmes controversés dans l’espace public. Mais faudrait-il en amont connaître les lignes de démarcation entre le religieux et le politique dans l’espace public. Surtout si l’acteur en question incarne à la fois les deux dimensions.

Au Sénégal, les relations entre les religieux et la politique ont toujours existé. Si on revisite l’histoire, les guides des confréries et des associations islamiques n’ontjamais accepté d’être mis dans un  »carcan » strictement spirituel. Ils ont toujours leur mot à dire. Rappelons que le Général De Gaulle s’est appuyé sur ces derniers pour le référendum de 1958. Mieux, le défunt khalife général des Tidianes Serigne Cheikh Tidiane Sy Al Maktoum avait créé, avec l’aide inconditionnelle des personnalités marquantes de l’époque comme Cheikh Ibrahima Niasse et Cheikh Mbacké  »Gainde Fatma », un parti politique qui avait fait sensation lors des Législatives de 1959. Depuis des années, des guides religieux d’envergure sont devenus en même temps des acteurs de la vie politique. On peut citer Serigne Mansour Sy Djamil (ancien militant de la gauche sénégalaise), Ahmed Khalifa Niasse, Serigne Modou Kara, Oustaz Alioune Sall, Mouhamadou Khouraichi Niasse, et les membres du mouvement «Ibadou Rahman» qui avaient accompagné le candidat Macky Sall en 2012. Mais la personnalité la plus marquante, ces dernières années, reste sans doute le guide des Moustarchidines, Serigne Moustapha Sy qui influe à la fois sur l’espace religieux et politique. Les dernières Législatives ont montré la montée en puissance du Pur dont il est le responsable moral. Sans oublier son apport considérable dans la coalition Yewwi Askan Wi.

Mais qu’il s’agisse du petit-fils de Sidy Hadji Malick Sy ou des autres responsables politico-religieux, sont-ils préparés à accepter les  »coups » que les hommes politiques se donnent dans les lieux de contradictions par excellence comme l’Assemblée nationale? Peuvent-ils  »apprivoiser » leur subjectivisme religieux au profit d’un débat démocratique ? La réponse semble être négative si l’on se fie aux propos de certains analystes.

DR MOUSSA DIAW: «LE RELIGIEUX QUI ENTRE EN POLITIQUE DOIT PRÉPARER SES FIDELES A CES GENRES D’ATTAQUES»

«Le problème au Sénégal, c’est qu’il y a un mélange de genres entre le politique et le religieux», soutient le docteur en sciences politiques Moussa Diaw contacté par «L’As». S’appuyant sur les incidents qui se sont récemment produits à l’Assemblée nationale avec l’agression de la député Amy Ndiaye Gniby suite à ses déclarations jugées irrespectueuses à l’encontre du guide des Moustarchidines, le politiste affirme : «Si on veut jouer un rôle important au niveau de l’hémicycle, on doit savoir que c’est un espace politique. Et ce sont des logiques politiques qu’il faut mettre en jeu». A l’en croire, le religieux qui fait de la politique doit se préparer à subir ces genres d’attaques. «Il doit subir les logiques du politique. C’est quoi la logique politique? C’est un débat contradictoire. La casquette religieuse ne doit pas occulter la dimension politique», explique-t-il. Dans le même sillage, il estime que les hommes religieux qui veulent faire leur entrée en politique doivent préparer et sensibiliser leurs disciples. «Qu’ils sachent qu’ils ne seront pas épargnés et leurs habits de religieux seront relégués au second plan», dit-il

Poursuivant ses explications, il considère que la politique, c’est la contradiction. «Alors que la religion est dans le registre de la confiance, d’attachement à une personne par rapport à des convictions confessionnelles», renseigne le politiste avant de souligner que la religion n’a rien à voir avec la politique qui a sa manière de fonctionner et ses règles. Et pour préparer les disciples à ce  »blasphème », il déclare que cela demande une préparation psychologique et pédagogique des guides qui font immixtion dans l’espace politique auprès de leurs fidèles.  »Pour éviter des écueils, des problèmes comme ceux auxquels on a assisté dernièrement à l’Assemblée nationale », prône-t-il.

DR CHEIKH GUEYE : «SI ON N’Y PREND GARDE, UN SCÉNARIO PIRE PEUT SURVENIR A L’ASSEMBLÉE NATIONALE»

Pour sa part, le prospectiviste et géographe de formation, Dr Cheikh Guèye, a rappelé que cette problématique du religieux dans l’espace politique ne date pas d’aujourd’hui. «C’est une question qui est ancienne et qui a une grande présence dans la littérature sénégalaise depuis le début du 20ème siècle. On peut déjà voir l’importance épistémologique de cette question depuis Paul Marty ou encore dans la période des années 70 avec les analyses de Christian Coulon avec le Prince etle marabout », analyse-t-il au cours d’un entretien avec «L’As». Disséquant cette problématique, iltrouve que c’est une question très complexe. «Parce qu’au Sénégal, le guide religieux exerce un leadership moral, un leadership social et parfois même économique. Et la dame (Amy Ndiaye Gniby) a fait savoir en filigrane qu’un guide religieux qui entre en politique devra être traité comme les autres. Evidemment que les religieux au Sénégal ne sont pas des citoyens comme les autres. Tout le monde le sait, parce qu’ils appartiennent à des familles confrériques dont plusieurs Sénégalais se reconnaissent», déclare-t-il.

-En s’appuyant sur des études faites à propos de cette question, le responsable de la veille et de la prospective à l’IPAR révèle que 90% des Sénégalais vivent leur foi à travers une affiliation confrérique. «Cela déteint sur les dynamiques sociales», dit-il. Par ailleurs, il a indiqué que la présence conflictuelle des religieux dans l’espace politique est quelque chose qui va s’accentuer. Elle sera présente d’après lui au Sénégal ces prochaines années. Le secrétaire général du Cadre Unitaire de l’Islam signale que certains acteurs ne savent pas la limite à ne pas franchir s’il s’agit des marabouts  »qui ont souvent de fervents militants, de fervents disciples et parfois des fanatiques. Donc la question reviendra ces prochaines années », prévient-il avant d’ajouter :  »Il faudra davantage encadrer et gérer cette question sinon on risque de vivre des choses plus graves que ce que l’on a vu à l’hémicycle ces derniers temps ». Craignant le pire, il trouve que si personne n’y prend garde, il peut y avoir même des disputes interconfrériques ou interconfessionnelles avec des camps appartenant à tel ou tel parti.  »C’est le scénario que je crains le plus. Un mouride ou un tidiane qui se dispute à l’Assemblée nationale, c’est un scénario catastrophe », s’insurge Dr Cheikh Guèye dans l’entretien, et explique que sous ce rapport, il pourrait survenir des événements graves.

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