CONVULSIONS
La mort glisse sans bruit autour de nous. Partout elle rôde et impose aux humains –créatures fragiles et vulnérables- son implacable logique. Les êtres vivants finissent même par trouver du charme à la mort. Elle suscite toujours des émotions fortes. Parfois des commotions s’ensuivent vite étouffées par l’accoutumance, la récurrence ou la fréquence.
Peu importe le nombre et les circonstances, elle nous dicte sa loi par ses sentences. En un mot la mort est féroce parce qu’irréversible. Cependant l’effet répétitif des décès développe un réflexe d’indifférence, sorte de stoïcisme qui ne dit pas son nom, assez perceptible chez les Sénégalais.
Ils supportent les épreuves, les douleurs et les malheurs. Parfois, ils donnent l’impression de se jouer de leur sort avec le mince espoir de se délivrer d’ennuis. Mais le quotidien ne s’efface pas pour autant. Il réapparait ou refait surface avec son lot de contraintes, de défis, de duretés et de brutalité.
L’accident de Sikilo, par son ampleur et sa cruauté, a stupéfié nos compatriotes qui, saisis d’effroi, de rage et de colère froide s’interrogent sur le sens de la vie, interpellent les pouvoirs publics sur leurs responsabilités et le manque de réactions face à l’impunité bien réelle.
L’ampleur de l’indiscipline sur les routes, dans l’espace public (et même privé) inquiète les bonnes âmes obligées, pour survivre, de se recroqueviller sur elles-mêmes ou alors de s’inventer de petits couloirs de bonheur sans lendemain.
Plus de deux décennies, après le tragique naufrage du Joola, il se susurrait que le fond ayant été atteint, il ne nous restait plus qu’à remonter en apprenant de nos échecs pour nous redresser définitivement. L’erreur de diagnostic avait tablé sur le bon sens, « chose la mieux partagée ». C’est à se demander si un effort d’introspection a été consenti.
Revenu au galop, le naturel a repris le dessus. Il s’étale au grand jour ne suscitant même plus d’indignation. Il y a comme une sorte d’inhibition quasi généralisée. L’absence d’ordre crée un indescriptible désordre qui se propage à tous les échelons de la société.
Miné par un chômage de masse camouflé, le pays manque de ressorts pour éviter des fractures dont les béances deviennent évidentes et visibles à l’œil nu. L’ossature industrielle, jadis fleuron de notre économie naissante, s’effrite.
Or la vigueur d’une économie s’appuie sur un projet durable de transformation. Le Plan Sénégal Emergent le postule mais tarde à l’organiser pour opérer la rupture qui serait synonyme d’une reprise en main de notre tissu industriel avec une nette propension à la préférence nationale. Cette perspective enchante les milieux patronaux. Mais leur émiettement en une multitude de cercles lilliputiens affaiblit la démarche par défaut de cohésion et surtout de cohérence pour espérer conquérir des parts de marché.
Le secteur des transports en est une illustration parfaite. Infesté d’acteurs de tous acabits, il est illisible pour structurer une offre dans la mobilité urbaine et interurbaine. Les usagers sont désemparés : pas de desserte, pas de trajets, pas d’itinéraires, pas d’horaires, pas de tarifs. On ne part pas à l’heure, on n’arrive jamais à l’heure.
Un laisser-aller complet prévaut. A cela s’ajoutent la vétusté des voitures, l’inconfort et les désagréments, les incivilités le long des parcours ainsi que les destinations aléatoires et indécises. Certains, parmi les acteurs des transports, préfèrent de loin cette désorganisation dans laquelle ils jouissent impunément, n’obéissant à aucune réglementation et ne respectant nullement les exigences techniques auxquelles sont assujettis tous les véhicules qui s’adonnent aux différents types de transports.
La police et la gendarmerie de même que les autres corps de contrôle ont montré leur limite dans la surveillance et le respect des normes édictées. La sécurité et la sûreté sur les routes sont saupoudrées par des pratiques plus que nocives.
Les voitures importées, souvent de secondes mains après des décennies d’usage, sont retoquées sur place par des mains inexpertes qui en modifient l’ossature d’origine au risque de désaxer les centres de gravité. Ce qui bien évidemment expose les passagers à de fréquents accidents sur les routes.
Pourquoi les pouvoirs publics ne sévissent pas ? Comment comprendre que tout le pays soit devenu un souk à ciel ouvert, un dépotoir des ordures d’Europe, d’Amérique et de Chine ?
Les matériaux jonchent les rues s’ils ne les obstruent dans un repoussant charivari. Par ici des collines de ferrailles, par là des amoncellements de pneus usés, lieux assidûment fréquentés par de potentiels « marchands de mort » en quête de pièces ajustables.
Ces activités, en se pérennisant, forgent une économie (avec ses richesses matérielles) qui n’est plus accessoire. De fait elle se formalise et exerce un amusant attrait sur des personnes provenant du secteur formel, trop lisse pour créer de la valeur ou procurer des revenus.
De manière générale, l’opinion et les médias ne retiennent des catastrophes routières que les morts, les blessés et les dégâts. Derrière, il y a toute une kyrielle d’autres conséquences : les batailles homériques entre compagnies d’assurances, les indemnités compensatoires, les remboursements, les dédommagements, les arrêts de travail, les frais médicaux et d’hospitalisation ainsi que de substantiels soutiens financiers aux familles endeuillées.
L’économie des transports souffre de ces handicaps pointés du doigt pourtant par de nombreux rapports issus de réunions ou de cessions sectorielles. La dernière en date est justement le conseil interministériel de ce lundi consacré à la lancinante question des transports et de l’insécurité qui en découle.
Au-delà de l’émotion, il urge d’attaquer ce phénomène avec des mesures hardies et non de multiplier les rencontres, les sommets et les pétitions de principes. Le constat reste invariable : l’hécatombe se poursuit. Le tragique accident dans la commune de Kaffrine montre la difficulté de trouver des solutions concrètes et incontestables.
D’ailleurs qui oserait contester des mesures censées préserver (et sauver) des vies ? Un conseil ministériel déjà tenu en 2017 sous l’égide de l’ancien Premier Ministre Mohamed Boun Abdallah Dione, avait listé une dizaine de recommandations allant de l’interdit à la « tolérance zéro » non sans ébaucher une approche pragmatique d’octroi (et de retrait) de permis de conduire avec des critères d’éligibilité centrés sur l’âge et la santé des conducteurs.
Pourquoi tenir un autre Conseil interministériel si le diagnostic précédent conserve toujours sa fraîcheur et son actualité ? L’Etat gagnerait à être efficace en se focalisant sur les actions, en élargissant le spectre des acteurs et surtout en se mettant au-dessus des luttes d’intérêts pour rompre la quadrature du cercle.
Si les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, il y a lieu de s’interroger sur la conduite des hommes. Les petits arrangements n’éliminent pas les dangers, ils les diffèrent en encourageant des complicités que la morale réprouve. Il n’est pour s’en convaincre que les réactions unanimes des grands foyers religieux qui en appellent au sens du devoir et à la fin des cupidités qui sont, selon eux, dépourvues de foi avec comme facteur aggravant la colère divine.