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HONORABLES JOURNALISTES D’INVESTIGATION

Couvrez ce sein que je ne saurais voir

Par de pareils objets les âmes sont blessées

Et cela fait venir de coupables pensées.

Molière a mis ces propos dans la bouche de son faux dévot Tartuffe saay saay invétéré accro du voyeurisme sexuel.

Le voyeurisme existe aussi dans la vie politique et sociale, exercé de façon noble par les journalistes d’investigation qui font des révélations sur de « coupables pensées ». Ici, les Tartuffe sont des dirigeants politiques indignes, des crapules détourneurs de deniers publics et celles de la finance internationale qui se parent du manteau de la respectabilité pour couvrir au public leurs « coupables pensées », c’est-à-dire leurs méfaits.

C’est au 19ème siècle aux États-Unis que l’on fait remonter l’origine du journalisme d’investigation (ou d’enquête), avec Josef Pulitzer citoyen américain d’origine hongroise. Il exhortait ses disciples à exposer au grand jour auprès de l’opinion tout ce qui est sale coup, escroquerie, dissimulé sous le manteau du secret. Il crée en 1904 le Prix Pulitzer de récompense des citoyens américains qui s’illustrent dans cette voie.

C’est ainsi que le journalisme d’investigation s’est mis à traquer toutes les opérations de corruption politique et financière, de dissimulation, de mensonge et manipulation, etc. Bref, le journaliste d’investigation s’inscrit de plain-pied dans les valeurs éthiques et intellectuelles de vérité, raison et justice. Ce qui implique un travail de longue haleine sur des semaines, des mois, pour la recherche et la consultation de documents estampillés « Secret » pour protéger des personnalités d’influence, mais utiles pour le public qui doit savoir. Il n’est pas déshonorant d’accéder à ces documents en regardant par le trou de la serrure et par recours à des informateurs. C’est une des facettes de toute démocratie. La règle d’or du journaliste d’investigation est de ne jamais divulguer ses sources. Homme d’honneur, mais pas homme donneur. Le journaliste d’investigation n’est pas obligatoirement un journaliste professionnel sorti d’une école de journalisme, travaillant avec des dépêches d’agences. De grands journalistes n’ont jamais mis les pieds dans une école de journalisme.

Cela dit, on pourrait écrire des livres sur les cas de scandales révélés par des journalistes d’investigation dans le monde.

Aux Etats-Unis

Rien qu’aux Etats-Unis, citons ces deux exemples.

En 1904, Ida Tardelle, ancienne enseignante passée au journalisme d’investigation écrit un livre véritable brulot Histoire de Standard Oil Company dans lequel elle a le cran de dénoncer les pratiques de son propriétaire, un des hommes les plus riches des Etats-Unis, John D. Rockefeller qui ne respecte pas la loi anti-trust. Ce qui lui vaut d’être sanctionné. Elle sera considérée comme une héroïne.

Le cas le plus connu parce que plus récent et politique est le Watergate. En 1972, deux journalistes du Washington Post Bob Woodward and Carl Bernstein révèlent que dans la nuit du 17 juin, des membres du Parti Républicain du président Richard Nixon sont entrés dans le local du Parti Démocrate dans l’immeuble Watergate à Washington pour y installer des écoutes téléphoniques. Accusé d’avoir entravé l’action de la Commission d’enquête du Sénat sur l’affaire, Nixon a été obligé de démissionner le 8 août 1974.

Dans ce pays, le journalisme d’investigation est bien vu tant qu’il s’agit d’affaires domestiques. Mais lorsque des scandales sont révélés au niveau de la politique étrangère du gouvernement, le journaliste d’investigation est vite accusé d’espionnage, ce qui le situe sur un registre autre que celui de la liberté d’expression garantie par la Constitution. Des citoyens américains comme Edward Snowden en ont été victimes. Le cas le plus connu est celui de l’Australien Julian Assange fondateur du site Wikileaks (leaks signifiant fuites) révélant, entre autres, les tueries de civils perpétrées par l’armée américaine en Irak dans les années 1990, les tortures sur les prisonniers irakiens à la prison d’Abu Ghraib…

En Europe

On peut s’en tenir ici à deux pays : France et Belgique.

En France aussi le journalisme d’investigation a contribué à la chute de chefs d’État. Giscard d’Estaing a perdu sa réélection en 1981 à la suite de la révélation de ‘’L’Affaire des diamants’’ (diamants qui lui ont été remis par Bokassa). Le scandale a été divulgué par le journaliste d’enquête le plus connu du pays, Pierre Péan, en collaboration avec l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné. Pierre Péan s’est illustré aussi dans la dénonciation de la Françafrique avec les pratiques ténébreuses de Jacques Foccart.

Le site Mediapart est créé en 2008 par un groupe de journalistes français pour faire du journalisme d’enquête. Ses articles sont lus sur abonnement en ligne. Leurs révélations ont été à l’origine de démissions de ministres et ont contribué à la non réélection de Sarkozy en 2012 pour avoir reçu des fonds de Khadafi en financement de sa campagne électorale, et d’avoir dépassé les montants autorisés. Du fait de ces révélations, Sarkozy n’en a pas encore fini avec la justice française.

En 2019, Mediapart divulgue la vente d’armes par la France à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes-Unis au moment où leurs armées bombardent le Yémen, tuant des civils. Le ministère des Armées dépose une plainte en invoquant une « compromission du secret de la défense nationale ».

Le groupe a souvent été traduit en justice par des mis en cause, avec ces accusations : « dérapages très graves », « méthodes totalement anti-démocratiques », « méthodes fascistes », « faux et usages de faux », « recel de faux », « publication de fausses nouvelles », « diffamation ». Cette panoplie constitue le leitmotiv sempiternellement brandi dans tous les pays où l’on cherche à réfuter et à réprimer des journalistes d’investigation.

Mais dans le cas de Mediapart, le Parquet de Paris n’engage aucune poursuite contre le média qui en 2021 déclare n’avoir perdu que cinq procès sur 200 contre des particuliers.

Le journalisme d’investigation se poursuit dans le pays avec des journaux comme Le Canard Enchaîné et Le Monde, l’émission TV Cash Investigation de France 2.

En Belgique, Michel Collon se présente comme le journaliste de la désinformation, de la réinformation, pourfendeur du médiamensonge. Il a créé le collectif indépendant Investig’Action. Il s’est beaucoup investi dans la lutte contre la diabolisation de Khadafi, révélant toutes les preuves de son innocence dans les attentats dont il était accusé.

Internationalisation du journalisme d’investigation

Le journalisme d’investigation s’est internationalisé avec la création de structures mettant en rapport des acteurs de différents pays, financées par des fondations philanthropiques. 

En 1997 est créé le Consortium international des journalistes d’investigation employant 280 journalistes collaborant sur une centaine de pays. Le siège est à Washington avec des bureaux dans des pays européens. La structure d’origine est le Centre d’intégrité publique (‘’Center for Public Integrity’’) engagé dans le crime international et la corruption.

Le Consortium collabore avec des organes de presse nationaux comme Washington Post, New York Times aux Etats-Unis, The Guardian au Royaume Uni, Süddeutsche Zeitung en Allemagne, Le Monde en France.

Des révélations sont faites sur le phénomène d’évasion fiscale des multinationales dans les paradis fiscaux dont les victimes sont des pays occidentaux mais aussi des pays du tiers monde. Des publications comme Panama Papers, Pandora Papers, Paradise Papers… sont maintenant dans le domaine public. En Afrique, l’enrichissement de la fille de l’ancien président d’Angola est une de leurs révélations.

Le journalisme d’investigation intervient aussi beaucoup sur le terrain social et humain en dénonçant des pratiques alimentaires préjudiciables à la santé des populations, les dégâts causés par les prothèses et implants médicaux, les conditions de travail inhumaines dans certains pays d’Asie, le travail d’enfants en Afrique …etc.

Les organisations internationales (Commission des droits humains et Comité des droits humains de l’Onu, Unesco) et régionales (Conseil de l’Europe, Commission africaine des droits humains) s’activent dans la défense de la liberté d’expression. Unesco a publié un Manuel du journalisme d’investigation dans lequel il est dit que la mission est d’exposer des sujets qui sont cachés délibérément par quelqu’un en position de pouvoir ou accidentellement.

Journaliste d’investigation et lanceur d’alerte.

Le terme whistleblower vient des Etats-Unis, rendu en français par lanceur d’alerte. Le lanceur d’alerte est un individu homme ou femme, qui dans son lieu de travail (public ou privé), constate des irrégularités, des injustices, des actes répréhensibles qui le choquent. N’y pouvant rien, animé par ses valeurs éthiques et son patriotisme, il entre en dissidence, met la main sur des documents compromettants qu’il transmet à l’extérieur à des médiats influents ou à des journalistes d’investigation de renom, pour en informer le public. Le journaliste d’investigation collabore étroitement avec le lanceur d’alerte qui est souvent son fournisseur. Les deux fonctions peuvent aussi être réunies dans la même personne.

Avec ces révélations qui s’attaquent à de gros intérêts, ils sont tous deux exposés aux foudres des États et à des agressions physiques. A la suite de l’assassinat d’une lanceuse d’alerte indienne révélant des scandales financiers de grosses huiles de son pays, des organisations spécifiques ont vu le jour en 2018 : Whistleblower International Network en Ecosse, Maison des lanceurs d’alerte en France où prennent part des groupes comme Attac, Greenpeace, Mediapart, Transparency International, des syndicats. Il s’agit d’accompagner les lanceurs d’alerte et d’améliorer leur protection, de leur proposer des conseils juridiques pour faire valoir leurs droits, de leur donner un accompagnement psychologique.

L’accent est mis sur le principe sacro-saint de non divulgation des sources des journalistes, caractéristique essentielle du droit à l’information. Demander à un journaliste l’identité de son informateur est une violation de la liberté d’expression. Cela est mentionné expressément   dans la Résolution 33/2 du Conseil des Droits Humains de l’Onu adoptée le 29/09/2016 par des pays comme le Sénégal.

 Liberté d’expression et répression

Une brève revisite de l’histoire intellectuelle s’impose ici. En 1926 le premier théoricien de l’Intellectuel, l’Italien Antonio Gramsci est condamné dans son pays à une peine de prison de 20 ans, 4 mois et 5 jours, avec ce mot du procureur : Pour vingt ans nous devons empêcher le fonctionnement de ce cerveau. C’est en prison que Gramsci a rédigé l’essentiel de son œuvre : 2248 pages de réflexions sur la société, consignées   dans Cahiers de prison.

Le général de Gaulle, président de la République française, avait retenu la leçon. Dans un entretien avec Charles Desjardins, il reconnaît que lors des troubles occasionnés par la guerre d’Algérie, pressé par son entourage pour faire arrêter Jean Paul Sartre, il a répondu : On n’emprisonne pas Voltaire. Et d’ajouter :

Sartre, à l’image de Villon, Voltaire et Romain Rolland en leurs temps, causa bien des tracas aux pouvoirs publics, mais il n’en est pas moins indispensable que la liberté de pensée et d’expression des intellectuels demeure respectée dans toute la mesure compatible avec l’obéissance aux lois de l’État et avec le souci de l’unité de la nation.

De Gaulle raconte aussi que lorsqu’il reçoit de Sartre une lettre à propos du Tribunal de Stockholm contre les crimes de guerre, il commence sa réponse par « Mon cher maître ».

Le cas Sénégal

Le journalisme d’investigation se veut l’œil public, le chien de garde, le défenseur de la liberté d’expression, le révélateur de ce qu’on cache et que le public veut et doit savoir. Ce que les autorités sénégalaises tardent à comprendre après avoir signé les conventions internationales qui en assurent la garantie.

Certains juges qui ont une propension frénétique, mais sélective, à emprisonner devraient se ressaisir et se demander à quoi servent ces incarcérations intempestives. Les deux Sénégalais les plus incarcérés sous ce régime, sont de par la volonté des populations, devenus depuis quelques mois députés, en plus l’un maire de la capitale. N’est-il pas arrivé ici et ailleurs que quelqu’un passe de la prison au palais présidentiel ? Le sens inverse aussi. Il est des emprisonnements dont on sort et parle la tête haute, parce que ne relevant pas de l’infamie.

Le journaliste Mamadou Oumar Ndiaye dans une intervention récente (Le Témoin, 8/11/2022) nous rafraîchit la mémoire sur son arrestation en 1989 à la suite d’un article écrit lors du conflit Sénégal – Mauritanie. Arrêté sur ordre du procureur, il dut sa libération à deux magistrats d’honneur Laity Kama et Maguette Diop. Des magistrats de cette trempe, insoumis, respectueux de leur serment sont légion dans l’appareil judiciaire sénégalais, faisant figure de majorité silencieuse, non nommés à des postes ‘’stratégiques’’. La justice ne peut pas être absente lorsqu’il s’agit de liberté d’expression.

Aucun régime ne peut museler les Sénégalais. Senghor, avec son régime de parti unique et d’Info unique (Dakar-Matin puis Le Soleil) pensait avoir tout verrouillé. Mais à son grand dam, des tracts circulaient régulièrement de mains en mains, révélant tout ce que faisait et cachait son gouvernement. Désabusé, il se résolut à ironiser sur ce qu’il appelait Radio Cancan, pour tenter de faire croire, mais en vain, que ce médiat de fortune ne débitait que des sornettes. Des lanceurs d’alerte proches de lui étaient passés par là, à son insu.

Le lancement d’alerte, qui va de pair avec la liberté d’expression, existe partout dans le monde, tapi dans toutes les structures des États. Un microcosme comme le Sénégal ne peut pas s’en affranchir.

Pape Alé Niang est de la race des grands journalistes d’investigation. Ce que le régime actuel ne lui pardonne pas, c’est d’avoir durant des années, révélé des crimes économiques impunis de membres du pouvoir, des directeurs bien-pensants ayant dépassé l’âge de la retraie maintenus à leurs postes, des vidéos de réécoute de propos de Macky Sall montrant qu’il a de terribles problèmes avec la parole donnée et ses accointances avec certains magistrats soumis, etc. Il est arrêté (kidnappé, ce qui est un crime), pour avoir diffusé un document dont on a du mal à trouver quelque rapport avec les accusations portées par le procureur.

Le document en question a l’allure d’un feuilleton dans lequel défilent différentes personnes (des officiers gendarmes). Mais tout ce remue-ménage tourne autour d’une toile de fond :  L’affaire de la « violée » du salon de massage. Le document dont l’authenticité n’est pas contestée, montre l’implication de hautes personnalités de l’État dans ce qui ne peut pas être une affaire privée entre un citoyen et une citoyenne. Jusque-là le public ne disposait que d’indices du complot d’État pour éliminer un opposant politique, compte tenu des agissements maladroits et visibles de petits politiciens du pouvoir envoyés au charbon. Il n’est plus besoin d’être grand clerc pour constater la preuve du complot d’État, aussi visible que le nez au milieu du visage.

Ce que le document met à nu c’est la substantifique moelle, terme que nous devons à l’écrivain du 16ème siècle François Rabelais. L’auteur du roman Gargantua donnait au lecteur une leçon de lecture d’un texte : par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l’os pour sucer la substantifique moelle. Ce qu’il appelle ‘’substantifique moelle’’, c’est la quintessence du texte, le noyau dur. Les anglophones l’appellent nitty gritty .

Pape Alé Niang une fois sorti de prison, devra tout de même faire preuve de reconnaissance en remerciant ce régime gaffeur et maladroit pour lui avoir rendu un hommage incommensurable : l’auréole du martyr. Avec une audience nationale et internationale assortie d’une désormais peu honorable réputation pour ses persécuteurs.

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