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LA VISITE DE NANCY PELOSI À TAÏWAN, UN PAS DE PLUS VERS LE PIÈGE DE THUCYDIDE ?

La visite controversée à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants des États- Unis, Nancy Pelosi et les polémiques, tensions et débats auxquels elle a donné naissance dans l’île, en Chine continentale et dans le monde vont certainement pousser plus d’un à se demander si le Piège de Thucydide ne va pas se refermer un jour ou l’autre sur les États-Unis et l’Empire du Milieu. Développé par Graham Allison – politologue, professeur émérite à Havard, fondateur et doyen de la Kennedy School of Government et ancien conseiller à la défense sous Reagan, Clinton et Obama – dans Destined for war, can America and China escape the Thucydides’s trap ?traduit en français par Vers la guerre, l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide -, ce concept de relations internationales a été dégagé de l’Histoire de la guerre de Péloponnèse de Thucydide, historien de la Grèce antique. Ce dernier y retrace les conditions ayant mené au terrible affrontement entre les deux cités-États que furent Sparte et Athènes, au 5e siècle avant notre ère. Décrivant une situation d’antagonisme, pouvant fort probablement déboucher sur une guerre, opposant une puissance dominante et une puissance émergente, la première craignant que la seconde lui prenne sa place d’hégémon, le Piège de Thucydide est expliqué et défini ainsi par Graham Allison: « Quand une puissance ascendante menace de supplanter une puissance établie, quelles que soient ses intentions, il en existe une telle tension structurelle que le conflit violent devient la règle, non l’exception[1].» Le politologue américain s’est inspiré des propos de Thucydide, qu’il a ensuite développés et théorisés : « C’est le développement de la puissance d’Athènes, qui inspirant la crainte à Sparte, a rendu la guerre inévitable. » Mais pour ne pas se limiter juste à une définition abstraite du concept, il s’est tourné vers les 5 derniers siècles pour y puiser 16 exemples de l’occurrence du Piège de Thucydide, dont douze se sont soldés par une guerre.

En parcourant certaines lignes de l’œuvre de Graham Allison, l’on a le sentiment que le Piège de Thucydide est naturel, voire inévitable dans plusieurs domaines de la vie, pour ne pas dire tous. Le seul problème est qu’il est juste beaucoup plus dangereux quand il est question de relations internationales : « (…) On trouve la même dynamique dans bien d’autres situations, y compris dans le cadre familial. Quand un adolescent grandit et menace de devenir plus fort que ses aînés, ou son père lui-même. Â quoi faut-il s’attendre ? Faut-il réviser la répartition des chambres, des placards ou des places à la table familiale en fonction de la taille aussi bien que l’âge ? Chez les espèces dirigées par un mâle dominant, comme les gorilles, quand un successeur potentiel gagne en force et en poids, le mâle à la tête du groupe et son nouveau rival savent que l’affrontement est inévitable. Dans le monde des affaires, quand une technologie révolutionnaire permet à des groupes comme Apple, Google ou Uber de s’imposer rapidement dans un nouveau secteur, il en résulte souvent une concurrence féroce qui oblige des entreprises comme Hewlett-Packard, Microsoft et les compagnies de taxi, à adapter leur modèle économique si elles ne veulent pas disparaître. Le piège désigne l’inévitable bouleversement qui se produit quand une puissance ascendante menace de supplanter une puissance établie. S’il s’applique à tous les domaines, ce phénomène a des effets particulièrement dangereux dans celui des relations internationales.[2]»

Dans le contexte mondial actuel tendu, ce qui inquiète le plus, quand on imagine la Chine (puissance émergente) et l’Amérique (puissance établie) tomber dans le Piège de Thucydide, c’est de savoir que la première est considérée comme « le plus grand acteur de l’histoire que le monde ait jamais connu[3] » – pour reprendre les mots de Lee Kuan Yew -, alors que la seconde « n’est pas seulement la première superpuissance globale, mais sera probablement la dernière[4] », comme l’a affirmé Zbigniew Brzezinski. Par conséquent, toute confrontation entre ces deux mastodontes, à l’ère de l’arme nucléaire, de l’arme bactériologique et tutti quanti, ne peut que susciter crainte de destruction massive ou d’anéantissement. Non seulement pour eux, mais pour le monde entier. Pourtant, ils semblent se diriger aveuglément sur le chemin menant à l’affrontement. Du moins est-ce ce qui ressort de nombre d’actes qu’ils ont posés depuis plusieurs années. Surtout du côté des États-Unis, que nombre d’observateurs avertis disent déclinants depuis longtemps. Déjà en 1997, dans son livre Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Brzezinski, ancien conseiller national à la sécurité du président Jimmy Cartrer et artisan du programme de l’armement des moudjahidines en Afghanistan lors de la guerre contre l’Armée rouge, notait que la conservation de la primauté de son pays dans le monde devait nécessairement passer par l’empêchement de l’émergence d’une puissance en Eurasie, autrement dit dans ce qu’il appelle le grand échiquier – qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok -, dont le contrôle, pour moult raisons qu’il a avancées, est synonyme de contrôle du monde. Les États-Unis s’y emploient depuis des années.

La récente visite de Nancy Pelosi à Taïwan, avec l’affrontement qu’elle aurait pu engendrer, n’est que la dernière provocation allant dans le même sens. Car la « réunification pacifique » de la Chine continentale avec l’île rebelle, qui dispose d’une armée bien équipée et d’une économie très dynamique, rendrait le pays encore plus apte à occuper la place de puissance hégémonique. Ce qui en ferait un rival de taille encore plus considérable sur le grand échiquier. Qui plus est, Taïwan constitue une zone géostratégique très importante pour les États-Unis. C’est pourquoi ils semblent prêts à tout pour que la zizanie demeure entre l’île et la Chine. Ce qui crée entre eux (les USA et l’Empire du Milieu) un climat de tension permanente, souvent exacerbé par des décisions et positions américaines pour le moins belliqueuses et provocatrices. Le 21 octobre 2021, le président Joe Biden a affirmé que son pays était prêt à défendre Taïwan en cas d’attaque chinoise ; le 5 mai 2022, le Département d’État américain a retiré de son site internet officiel un texte indiquant que «les États-Unis ne soutiennent pas l’indépendance de Taïwan» et «reconnaissant la position chinoise selon laquelle il n’y a qu’une seule Chine et que Taïwan fait partie de la Chine. Les principaux généraux tels que l’amiral James Stavridis, l’ancien commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, l’ancien secrétaire à la défense Mark Esper, l’ancien officier de l’armée, directeur de la CIA et secrétaire d’État[5], ont soutenu le voyage de Nancy Pelosi et se sont alignés tous contre Chine. De plus, en octobre 2019, Jake Sullivan, qui est devenu conseiller à la sécurité nationale des États-Unis en 2021, a déclaré dans une interview[6] que son pays « avait besoin d’une menace claire pour rallier le monde et jouer le rôle de sauveur de l’humanité et que la Chine pourrait devenir un tel principe autour duquel organiser la politique étrangère américaine. Il reconnaît que le problème est que les gens ne vont pas croire que la Chine est une menace pour le monde, que leur vision de la Chine est trop positive et que les États-Unis auraient besoin d’un « moment Pearl Harbour », un véritable événement focalisant pour les faire changer d’avis, qui « effraierait le peuple américain[7] ».

En outre, pendant la tournée asiatique de Mme Pelosi, sur les îles indonésiennes de Sumatra et de Riau, 4000 soldats américains et indonésiens faisaient un exercice militaire conjoint. Ils seront rejoints par des forces australiennes, japonaises et singapouriennes. Le Canada, la France, l’Inde, la Malaisie, la Corée du Sud, la Papouasie Nouvelle Guinée, le Timor oriental et la Grande Bretagne participeront en tant qu’observateurs[8]. Toujours dans la même logique de rivalité, voire d’affrontement, dans son nouveau concept stratégique, consigné dans un document de 16 pages, lors du Sommet de Madrid au mois de juin dernier, l’Otan a désigné la Chine comme un « défi » pour ses « intérêts » et sa « sécurité ». Celle-ci est entre autres accusée, non sans fondement, d’: «employer un large éventail d’outils politiques, économiques et militaires afin d’accroître son influence internationale (…) tout en restant opaque sur sa stratégie, ses intentions et son renforcement militaire. » Ces accusations ne feront que s’amplifier. Car avec l’essor des BRICS, de l’OCS, de l’OBOR et l’attraction qu’ils exercent sur beaucoup d’autres pays, le réarmement progressif du pays, l’Empire du Milieu posera davantage de défis aux membres de l’OTAN. D’autant que certains aspects de sa politique menaceront de saper davantage l’ordre international établi depuis des décennies. Du coup, il devra s’attendre à une résistance forte et à des attaques différentes et variées, venant des tenants et adeptes du statu-quo. Toutefois, la Chine, est loin d’être exempte de reproches dans sa manière de mener sa politique économique et militaire et dans son comportement vis-à-vis de ses voisins au niveau la mer de Chine méridionale, où elle est souvent accusée d’intimidation sans mentionner certaines annexions territoriales. Et ses dirigeants, dans leur soucieux de rétablir la grandeur d’antan de leur pays, n’hésitent pas à prendre des décisions populistes pour mieux renforcer davantage le sentiment nationaliste.

Mais en guise de réaction à la visite de Mme Pelosi à Taïwan, la Chine a su garder un certain sang-froid, qui lui a permis de ne pas poser des actes qui auraient pu rendre un affrontement inévitable ou la situation beaucoup plus tendue. Peut-être ne veut-elle pas subir les mêmes sanctions économiques infligées à la Russie – mieux pourvue qu’elle en ressources naturelles – après son invasion de l’Ukraine ; ou ne se sent-elle pas encore prête à affronter les États-Unis, car ce pays est non seulement fortement présent militairement en mer de Chine méridionale mais encore dispose de bases au Japon et en Corée du Sud. Et il peut compter, en plus de l’appui de l’armée taïwanaise bien équipée, sur le soutien de ses alliés de l’OTAN, du QUAD et de l’AUKUS. Donc, la Chine semble consciente des graves conséquences que pourrait entrainer un affrontement. C’est certainement pourquoi jusque-là elle a pris une série de huit contre-mesures contre Nancy Pelosi, sa famille et l’État américain[9] et a fait des exercices de tirs réels, avec des bombardements massifs en direction de Taïwan et interdit l’exportation de Sable, une mesure qui pourrait avoir d’importantes conséquences économiques pour l’île. Si elle s’était abstenue de réagir rapidement, cela aurait pu être interprété comme une reculade. Mais c’est mal connaître la patience prônée par l’ethos confucéen, dominant dans de nombreuses sociétés asiatiques. Selon Samuel Huntington, celles-ci « (…) ont tendance à penser l’évolution de leur société en siècles et en millénaires, et à donner la priorité aux gains à long terme. Ces attitudes contrastent avec la primauté, dans les convictions américaines (…) à oublier le passé, à ignorer l’avenir et à se concentrer sur les gains immédiats[10].»

C’est pourquoi la Chine attendra patiemment mais sûrement que toutes les conditions soient réunies pour faire une réunification par force si elle ne réussit pas à la faire pacifiquement. Bien que la visite de Nancy Pelosi n’ait pas donné lieu à un affrontement, tous les trois facteurs notés par Thucydide, qui ont accéléré la dynamique de la guerre de Péloponnèse semblaient avoir été réunis : la peur, l’intérêt national et l’honneur : la peur d’un plan américain inavoué, la peur persistante de voir de l’île de Taïwan se radicaliser davantage dans sa posture actuelle, c’est-à-dire de vouloir obstinément tourner le dos à la Chine continentale. Dès lors, sa préservation pour la défense de l’intégrité territoriale devient un intérêt national et une question d’honneur pour Pékin. D’autant qu’il ne faut pas perdre de vue que le siècle d’humiliation – les guerres de l’opium, les conquêtes occidentale et japonaise, les traités illégaux, etc. – et l’intervention américaine lors de la troisième crise de Taïwan en 95-96 sont encore frais dans nombre de mémoires chinoises et ont laissé quelques ressentiments dans beaucoup de cœurs. De plus, dans l’éthos confucéen, d’après Huntington, le fait de « perdre la face » représente une catastrophe.

En définitive, outre les exemples historiques concrets et instructifs fournis pour illustrer le Piège de Thucydide, Graham Allison semble avoir donné, dans son introduction, une conclusion et une conduite à tenir pour éviter toute catastrophe : « Le Piège de Thucydide n’a pas pour objet de susciter le fatalisme ou le pessimisme. Il nous invite au contraire à considérer, par-delà les gros titres de la presse et la rhétorique politicienne, les tensions tectoniques structurelles que Pékin et Washington devront maîtriser s’ils souhaitent bâtir une relation pacifique. »  En plus d’en appeler à la responsabilité des dirigeants des deux pays, il a donné des pistes de solution. Tout d’abord, la Chine et les États-Unis doivent être conscients qu’une guerre entre puissances nucléaires serait synonyme de ce que Graham Allison nomme la destruction mutuelle assurée (Mutual Assured Destruction, MAD). Il cite l’ancien président Reagan, appelant à la prudence, pour étayer ses propos : « Une bataille nucléaire ne peut pas être gagné, donc elle ne doit pas être engagée.[11]»  Parmi les solutions proposées figure aussi, pour les deux États impliqués, la nécessité de reconnaître et de définir avant tout leurs intérêts vitaux pour mieux y consacrer leurs efforts. Et surtout de s’occuper de leurs problèmes internes. Du reste, il mentionne que le jeu des alliances peut être dangereux en rappelant que c’est à cause de celui de la Ligue de Péloponnèse, avec entre autres Corinthe (Corinth), Mégare (Megara), que Sparte a déclaré la guerre à Athènes. Les discussions entre puissances sont aussi à privilégier pour éviter l’éclatement des conflits ou pour les régler pacifiquement. Graham Allison donne l’exemple des Traité de paix de 30 ans entre Sparte et Athènes, les traités de non-prolifération des armes nucléaires entre les États-Unis et l’Union Soviétique pendant la pendant la guerre froide et les accords de Yalta. Des accommodations peuvent être faites. L’exemple de l’Angleterre et l’Amérique en est la preuve concrète. La première, consciente des changements économiques, militaires et la montée en puissance de la seconde, avait accepté non sans peine de lui laisser la place de leader lors de crise au Venezuela au début du 20e siècle pour éviter tout affrontement. Donc la guerre n’est pas une fatalité. Au contraire, de nombreuses solutions existent. Mais il faudra en être conscient et avoir la volonté de les chercher d’autant plus rapidement qu’il y a ce que Graham Allison appelle des accélérants qui peuvent faire déboucher un simple problème sur une guerre. Dans Le grand échiquier, pour la préservation de la primauté américaine en Eurasie, Brzezinski avait conseillé de tout faire pour éviter un rapprochement, une alliance entre la Chine, la Russie et l’Iran. La visite de Nancy Pelosi à Taïwan et la guerre en Ukraine vont certainement entrainer des effets contraires. Elles laisseront à coup sûr des traces indélébiles dans les futures relations du trio: Taïwan,

momarbosse@gmail.com

[1] Destined for war, Can America and Chine escape Thucydides »s trap?, p.XV

[2] Graham Allison, to war, Car America and China escape Thucydides’s trap? P.XVI (traduction version française)

[3] Graham Allison, citan Lee Kuan Yu, Destined to war, Car America and China escape Thucydides’s trap ? p.6

[4] Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, L’Amérique et le reste du monde, p.267

[6] https://supchina.com/podcast/an-alternate-vision-of-u-s-china-relations-…

[7] https://www.strategic-culture.org/news/2022/07/30/is-pelosi-trip-to-Taïwan-pearl-harbour-moment-jake-sullivan-called-for/ (https://quebecnouvelles.com/quelques-remarques-a-propos-du-vol-de-pelosi…ïwan-243948.html)

[8]https://www.rtbf.be/article/l-indonesie-et-les-etats-unis-debutent-un-exercice-militaire-conjoint-11040949

[9] https://reseauinternational.net/la-chine-met-en-place-des-contre-mesures…ïwan/

[10]: Samuel Huntington, Le choc des civilisations, p.247

[11]  Graham Allison, citant Reagan, Destined for war, Can America and Chine escape Thucydides. P.208

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